- CÉLIBAT RELIGIEUX
- CÉLIBAT RELIGIEUXLa plupart des religions sont loin d’avoir prôné, voire même exigé, pour certains de leurs adeptes ou ministres, l’attitude qui consiste à renoncer définitivement au mariage et à toute activité d’ordre sexuel. En fait, un tel phénomène n’apparaît actuellement, de façon massive et significative, que dans le bouddhisme et le christianisme. Mais le célibat religieux dans ces deux religions revêt des caractères très différents; par leur nature même, le mariage et la sexualité sont liés aux aspects les plus divers et les plus spécifiques d’une culture: social, économique, juridique, démographique, biologique, affectif. Quant à l’option ou l’obligation religieusement motivées du célibat, elles sont elles-mêmes liées aux aspects les plus spécifiques d’une religion, à son attitude à l’égard des réalités du monde, de l’homme, de la sexualité, mais aussi et plus encore à l’égard de Dieu, de la vie dans l’au-delà, de la communauté ecclésiale et ecclésiastique, du rôle des ministres et des prêtres. Culture extrême-orientale et culture occidentale d’une part, bouddhisme et christianisme d’autre part sont trop différents pour qu’il soit possible de les comparer trait par trait. On les étudiera séparément.Dans le monde occidental et le christianisme, le célibat religieux apparaît de nos jours comme l’une des réalités les plus originales et les plus contestées du christianisme. Mais l’historien des cultures ou des religions sait qu’il est toujours apparu tel depuis ses origines: il a toujours été l’objet des controverses les plus vives. Ses promoteurs ou ses défenseurs comme ses détracteurs, croyants ou incroyants, y ont toujours vu, pour le meilleur ou pour le pire, une des institutions les plus spécifiques du christianisme.1. Le christianismeOriginalité et vicissitudesDes trois grandes religions qui ont dominé ou dominent encore la culture religieuse occidentale depuis l’ère gréco-romaine, le christianisme est la seule à le prôner ou à l’imposer: le judaïsme et l’islam ne l’imposent ni même ne le proposent à leurs ministres, et ils n’ont point connu la vie religieuse au sens strict. Mais dans le christianisme lui-même, la situation est très différente selon les Églises: l’Église catholique romaine l’exige de ses évêques, prêtres et diacres de rite latin (bien que le deuxième concile du Vatican ait permis d’ordonner diacres en certains cas des hommes mariés), mais non de ses prêtres de rite oriental; en outre, elle le propose comme idéal de vie à un grand nombre de religieux et de religieuses. Les Églises protestantes, malgré leur extrême diversité, ne l’imposent ni ne le proposent à leurs évêques et ministres; seules quelques-unes, qui sont d’ailleurs les plus proches de l’Église catholique romaine (l’Église anglicane, par exemple), connaissent une forme de vie religieuse comportant le célibat. Les Églises orthodoxes ont, sur ce point comme sur tous les autres, une discipline assez variée: elles l’exigent cependant toutes de leurs évêques, mais non de leurs prêtres (encore que le plus souvent elles ne permettent point de se marier, et encore moins de se remarier, après l’ordination); mais toutes connaissent et encouragent une vie religieuse comportant le célibat.On voit qu’il faut distinguer le célibat sacerdotal, exigé ou non des ministres selon les différents degrés du sacerdoce (évêque, prêtre, diacre, sous-diacre) et le célibat religieux (au sens strict du mot) exigé de ceux et de celles qui se proposent de vivre la vie religieuse. Or, si diverses que soient ici les lois et les attitudes de chaque Église chrétienne, il faut noter que chacune voit dans les siennes un élément fondamental de son originalité d’Église, en même temps qu’un signe privilégié de la façon dont elle veut comprendre et promouvoir le christianisme. L’un des derniers documents importants de l’Église catholique romaine sur ce sujet, l’encyclique Coelibatus sacerdotalis , du pape Paul VI (1967), s’emploie à justifier, de façon aussi traditionnelle que décidée, la pratique de cette Église en la rattachant aux points les plus essentiels de sa doctrine et de sa pratique. Mais les Églises catholiques de rite oriental tiennent très fermement à l’originalité que leur reconnaît le Saint-Siège romain (possibilité pour les prêtres d’être mariés) et luttent maintenant comme jadis contre ce qu’elles estiment être des pressions injustifiées de Rome les poussant à la «latinisation». Quant aux Églises orthodoxes, elles revendiquent, non sans quelque raison, d’être sur ce point plus fidèles à l’usage de l’Église primitive. Les Églises protestantes, elles, sont restées en ce domaine tout à fait fidèles à Luther, qui avait fait de la dénonciation du célibat des prêtres ou des religieux et religieuses un point essentiel de sa protestation contre l’Église romaine et l’avait radicalement éliminé des institutions de la réforme qu’il entreprenait.Cette diversité des points de vue, en même temps que l’attachement, voire l’acharnement de chacun à défendre le sien, se retrouvent dans les discussions qui ont actuellement lieu au sein même de l’Église catholique romaine: le problème a semblé si brûlant et si capital qu’il fut le seul (avec celui de la régulation des naissances) à être autoritairement soustrait par le pape Paul VI à la discussion du deuxième concile du Vatican. Mais cette situation n’est pas nouvelle: depuis ses origines, l’institution du célibat a toujours été très controversée. L’histoire en est fort complexe, et liée aux événements les plus marquants de vingt siècles de christianisme. On ne saurait procéder ici qu’à un bref survol, faisant apparaître l’originalité et les vicissitudes de cette institution.Célibat et vie religieuseDès les tout premiers siècles du christianisme, un grand nombre d’hommes et de femmes choisissent de vivre dans la continence absolue, ce qui semble à bon droit aux chrétiens et à leurs contemporains une attitude tout à fait propre à cette nouvelle religion, puisque ni le judaïsme ou les autres religions orientales, ni les religions grecques et romaines n’avaient jamais conçu que le célibat pût être un moyen de vivre plus parfaitement leur foi. Beaucoup de ces religions connaissaient bien des prescriptions de continence rituelle périodique pour leurs ministres à l’occasion des actes cultuels, prophétiques ou divinatoires. Mais le mariage et la fécondité étaient trop honorés dans l’Antiquité et ces différentes religions étaient trop centrées sur la vie terrestre de l’humanité pour que le célibat pût apparaître comme un idéal de vie. Même des cas de célibat religieux, comme celui des vestales à Rome, de certaines prêtresses d’Apollon chez les Grecs ou de certains Esséniens dans le judaïsme, étaient trop isolés pour avoir la même importance socio-culturelle et la même dignité que celles dont se trouve revêtu le choix beaucoup plus massif de la continence absolue et définitive que l’on constate dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les IIIe et IVe siècles voient une extraordinaire floraison du monachisme, qui va conférer un statut privilégié à la vie religieuse et au choix du célibat, ce qui n’ira pas toujours sans une dépréciation parfois très poussée du mariage et de la sexualité, contre laquelle les autorités chrétiennes devront vigoureusement réagir.Les recherches récentes sur l’histoire de l’Antiquité chrétienne ont mis en lumière l’influence qu’ont exercée sur la mentalité chrétienne différents courants de la pensée antique: néo-platonisme, gnosticismes divers, manichéisme, courants dont les anthropologies fort diverses avaient au moins en commun un mépris plus ou moins accentué de la condition charnelle de l’être humain. La chose n’est point douteuse, mais ne doit pas être exagérée, car ces divers courants n’ont jamais entraîné ailleurs qu’en milieu chrétien une telle idéalisation et une telle pratique du célibat religieux; il faut donc bien que la cause essentielle en soit dans le christianisme lui-même. Les chrétiens avaient du reste conscience que leur comportement en la matière leur était dicté par l’essentiel de l’Évangile, par les paroles et l’exemple de Jésus-Christ, et leurs détracteurs en étaient d’accord, même si c’était pour eux une raison de plus de dénoncer la foi nouvelle. La valeur du célibat religieux comme idéal de vie chrétienne ne sera jamais vraiment mise en cause au sein du christianisme lui-même avant Luther et la Réforme: les critiques contre les religieux et les religieuses ne manquaient point; c’est même un thème aussi classique dans les documents du magistère et les sermons des prédicateurs que dans la littérature polémique ou satirique: mais les attaques portent sur la tiédeur ou l’hypocrisie par rapport à un idéal toujours aussi estimé, et non sur l’idéal lui-même. Luther au contraire, et après lui l’écrasante majorité des Églises protestantes jusqu’à nos jours, verra dans cet idéal une fausse interprétation de l’Évangile et une erreur pernicieuse sur la nature de la vie chrétienne. Sa critique de la vie religieuse procède moins d’une volonté de mieux évaluer les réalités du mariage et de la sexualité que d’un souci d’être plus fidèle à l’Évangile tel qu’il lui apparaît.Le célibat sacerdotalL’histoire du célibat sacerdotal est beaucoup plus complexe. Jusqu’au IIIe-IVe siècle, l’Église ne semble pas avoir attaché une importance spéciale au problème du mariage des prêtres et des évêques. La vertu de chasteté leur est certes spécialement recommandée, mais sans que cela implique une différence de statut entre les prêtres et les laïcs. À partir du IVe siècle, alors que les Églises d’Orient s’en tiennent à la pratique ancienne, si ce n’est pour bientôt choisir leurs évêques parmi les moines et donc vouloir qu’ils ne soient pas mariés, on voit au contraire les Églises d’Occident devenir beaucoup plus sévères à cet égard. Des papes (Sirice dans un document célèbre de 386; Innocent Ier, † 417; Léon le Grand, † 461) et des conciles régionaux (Tolède, 400; Carthage, 390 et 401) décident progressivement que les prêtres ne pourront pas se remarier et que les prêtres mariés ne pourront pas avoir de relations sexuelles ou même cohabiter avec leur femme. La discipline ainsi établie au cours du Ve siècle durera avec des fortunes diverses jusqu’au XIIe siècle, mais elle posait de gros problèmes de tous ordres puisqu’il n’était pas interdit aux prêtres d’être mariés alors que la continence absolue leur était imposée.On devine sans peine combien il était difficile d’observer ou de faire observer une telle discipline. D’autre part, le fait que les prêtres puissent avoir une famille posait à l’Église des problèmes sociaux, pastoraux, économiques; les intérêts divers de la cellule familiale pouvait l’emporter sur ceux de l’Église et de la communauté locale. Dès l’institutionnalisation de l’Église chrétienne dans l’Empire romain après Constantin († 337) s’était posé le problème de l’héritage, les biens ecclésiastiques risquant de revenir aux héritiers du prêtre plutôt que de rester à l’Église. Pour en finir avec tous les inconvénients d’une discipline que les avertissements et les condamnations des autorités ecclésiastiques ou des moralistes n’arrivaient à imposer qu’avec un succès très divers selon les lieux et les temps, les papes et les synodes qui entreprirent la grande réforme de l’Église au XIe siècle prirent une série de mesures de plus en plus radicales qui aboutirent, non sans avoir rencontré de vigoureuses résistances auprès de synodes régionaux, d’évêques, de prêtres et de théologiens, à la loi du célibat, promulguée sous la forme de l’invalidation canonique du mariage des clercs par le deuxième concile du Latran (1139). La rupture entre l’Église latine et l’Église orientale était consommée depuis près d’un siècle; la question du célibat des prêtres y avait d’ailleurs joué un rôle non négligeable, et l’Église orthodoxe issue du Schisme revendique comme une des preuves de son orthodoxie le fait de s’en tenir sur ce point à une discipline (définitivement codifiée par le concile in Trullo de 692), plus large, mais plus conforme à la tradition de l’Église.Dans l’Église latine, il n’avait pas suffi que la loi fût promulguée pour que la cause fût entendue: aux XIIIe et XIVe siècles, nombre de canonistes et même d’évêques réclamèrent qu’on adoptât la législation orientale permettant aux prêtres d’être mariés: ils trouvaient un argument pratique dans la dégradation des mœurs sacerdotales et même religieuses qui caractérisait le bas Moyen Âge. Les grands conciles de Constance (1414-1418), de Bâle (1431-1439) et de Trente (1545-1563) virent des évêques et des théologiens réclamer l’abrogation de la loi du célibat. La protestation de Luther n’était donc pas nouvelle, ni sa volonté de réforme originale; mais, de même qu’à propos de la vie religieuse, plus encore qu’à faire mieux apprécier la valeur du mariage et de la sexualité ou qu’à prendre acte d’une pratique trop éloignée de la loi, elles visaient à dénoncer ce qui lui apparaissait comme une conception erronée du sacerdoce chrétien et de ses exigences en la matière.Car le célibat sacerdotal ne s’est pas imposé à l’Église latine seulement ni d’abord par des décisions autoritaires. Deux facteurs ont puissamment contribué à le faire souhaiter par un grand nombre de croyants: d’une part, l’idéal monastique et religieux a exercé une attraction considérable; très vite devenu le modèle de la perfection chrétienne, il apparaîtra, surtout en ce qui concerne le célibat, comme convenant particulièrement aux hommes élevés à la dignité du sacerdoce; c’est précisément ce que Luther et bien d’autres après lui, parfois même dans l’Église catholique, dénonceront comme un infléchissement et une perversion du sacerdoce chrétien. D’autre part, l’expérience des nombreux problèmes individuels, sociaux, pastoraux et même économiques posés par le mariage des prêtres amènera à souhaiter leur célibat; les Églises orthodoxes et protestantes, et les contestataires au sein de l’Église catholique latine argueront évidemment d’une expérience contraire.Quoi qu’il en soit, c’est surtout sous l’influence de ces deux facteurs que se développera progressivement l’argumentation en faveur d’une haute convenance du célibat pour les prêtres, convenance qui s’appuiera sur la nature même du sacerdoce chrétien. L’Église catholique latine en arrivera à déduire de la nature du sacerdoce la nécessité de fait de l’obligation du célibat, que son évolution l’avait plutôt amenée à induire de son expérience; elle n’ira toutefois jamais jusqu’à en faire ce qu’elle appelle une loi divine, ce qui lui permettra de concéder que d’autres Églises puissent en décider autrement. L’histoire montre en tout cas qu’aucune Église chrétienne n’a jamais considéré cette question du célibat religieux comme un point mineur: ses vicissitudes sont liées aux crises les plus importantes du christianisme. Les raisons qui poussent chacun à promouvoir sa discipline et à défendre sa conception semblent puissantes et profondes: le débat n’a jamais cessé.Les enjeuxCélibat et culturesDes dimensions essentielles de l’existence humaine sont en cause dans tout ce qui concerne le mariage, l’affectivité et la sexualité. Les recherches entreprises depuis un siècle par les différentes sciences de l’homme ont révélé combien relatives pouvaient être en ces matières les institutions et attitudes des différentes cultures ou même des différentes époques d’une même culture. Mais elles ont également montré que, pour chaque culture ou pour chaque moment donné d’une culture, ces institutions et attitudes étaient fondamentales pour l’individu et la société; elles ont mis en lumière comment des réalités apparemment indépendantes y jouaient en fait un rôle: les travaux de Lévi-Strauss sur les structures élémentaires de la parenté en sont un bon exemple. Quant à la sexualité elle-même, elle est progressivement apparue, particulièrement grâce à la psychanalyse, comme une réalité fort complexe, dont les dimensions sociales et psychiques l’emportaient de beaucoup sur les dimensions strictement biologiques; les conduites sexuelles les plus élémentaires se sont avérées être en rapport avec les éléments les plus marquants de la vie d’un individu, particulièrement ceux de sa prime enfance, et mettre en jeu des aspects de la personnalité et des types de rapport à autrui qui semblaient à première vue sans lien avec elles et qui sont également fondamentaux: l’agressivité, la culpabilité, la perception de soi, la relation aux parents, aux frères et sœurs, aux diverses figures d’autorité, etc.Cela permet de comprendre un fait essentiel en ce qui concerne le célibat religieux: en tant qu’attitude individuelle et collective à l’égard du mariage, de l’affectivité et de la sexualité, il est en relation avec les institutions et les attitudes d’une culture donnée ou d’un moment donné d’une culture en ces matières; il sera aussi relatif qu’elles. Au sein même du christianisme, il ne peut avoir exactement la même signification pour un chrétien gréco-romain, pour un chrétien du Moyen Âge ou de la Renaissance et pour un chrétien du XXe siècle. Mais il ne peut non plus, actuellement, avoir exactement la même signification pour un paysan africain, pour un intellectuel français, pour un citadin américain ou pour une femme indonésienne. Mais d’autre part, précisément parce qu’il est attitude à l’égard du mariage, de l’affectivité et de la sexualité, le célibat religieux mettra toujours en cause les réalités essentielles de la vie d’un individu ou d’une société, si diverses qu’elles puissent être. C’est pourquoi chaque époque, et à chaque époque chaque culture donnée, doit reposer la question sur des bases en partie nouvelles: toute mutation ou toute diversité culturelle entraîne un nouvel examen du problème. C’est également pourquoi chacune de ces remises en cause se fera toujours en fonction des réalités les plus vitales et souvent les plus controversées d’une culture ou d’une personnalité. Toujours à reprendre, le débat ne saurait donc jamais être marginal ou mineur, à cause même des enjeux en cause dans le mariage, l’affectivité et la sexualité, à l’égard desquels le célibat religieux représente une prise de position radicale.Célibat et tradition évangéliqueIl pourrait sembler que la permanence des dogmes, des traditions et des institutions d’une religion comme le christianisme, et la transcendance du Dieu qu’elle confesse devraient la faire échapper à ces vicissitudes. Cela semble particulièrement vrai pour l’Église catholique latine, dont l’appareil dogmatique et disciplinaire est spécialement important et qui tient plus que toute autre à la tradition dont son autorité se veut la gardienne. C’est pourquoi, par exemple, l’encyclique du pape Paul VI sur le célibat sacerdotal justifie sa pratique plus encore par la tradition que par tout autre argument. Mais, d’une part, l’histoire que nous avons retracée montre que cette tradition est moins monolithique qu’il n’y paraît. D’autre part, et surtout, la foi de l’Église catholique latine n’est pas sans manifester, en ce qui concerne des réalités qui commandent directement la question du célibat religieux, des différences d’accent ou d’interprétation assez notables selon les temps et les lieux, et qui sont toutes aussi orthodoxes l’une que l’autre, tout en entraînant des attitudes assez différentes.Il en est ainsi par exemple pour la vie dans l’au-delà et pour l’importance relative qu’on lui attribue par rapport à la vie présente de l’homme. Dès ses origines, le célibat religieux est apparu aux chrétiens comme une anticipation, dès ce monde-ci, de la vie éternelle et des conditions dans lesquelles elle sera vécue. De toutes les grandes religions, le christianisme est la seule à insister si fortement sur l’abolition de la sexualité dans la vie éternelle: il est également la seule à insister si fortement sur le fait que son héros principal et fondateur, Jésus, n’a pas eu de vie sexuelle, condition originale qu’on a même étendue à sa mère, Marie, dont la virginité apparaît à plusieurs Églises chrétiennes comme un point fort important. La vie éternelle avec Dieu représentant pour le christianisme la perfection définitive de l’homme, il était normal que le célibat apparût comme un des moyens les plus sûrs d’atteindre dès cette vie la plus haute perfection.Mais l’histoire des vingt siècles de christianisme, même si l’on s’en tient à ses formes les plus orthodoxes, montre bien que ces données permanentes ont revêtu des modalités fort diverses, qui modifient l’équilibre relatif entre la vie éternelle et la vie présente et retentissent par conséquent directement sur la valeur attribuée de ce point de vue au célibat religieux. L’extraordinaire développement du monachisme aux IIIe-IVe siècles se donnait explicitement pour objectif d’inaugurer individuellement et collectivement la vie de la cité céleste autant qu’il est possible dans la cité terrestre; il en résultait une dépréciation, voire une oblitération, de toutes les valeurs propres à cette vie terrestre, dépréciation dont le célibat était un signe particulièrement éclatant. Mais il a toujours existé en christianisme des courants de pensée, tout aussi orthodoxes que les précédents, qui insistaient plutôt sur le fait que la vie éternelle se prépare et s’anticipe surtout en christianisant la vie présente de l’homme. Ces courants sont fort puissants actuellement dans le christianisme en général, et dans le catholicisme romain en particulier: ils ont largement contribué à former la mentalité générale du deuxième concile du Vatican. Le célibat religieux n’y perd pas pour autant toute signification, mais celle-ci n’est plus exactement la même, dans la mesure où vivre chrétiennement le mariage et la sexualité apparaît alors comme tout aussi chrétien et tout aussi prégnant de vie éternelle que de renoncer complètement à les vivre.De profondes différences d’attitudeCela engage le problème plus large de l’attitude du christianisme à l’égard de la sexualité et plus généralement encore à l’égard de toutes les valeurs terrestres. Le christianisme est, plus encore que toute autre religion, centré sur la révélation à l’homme par Dieu de son propre mystère, sur la transcendance de cette vie divine et sur la transcendance de la vie que cette révélation inaugure dans l’homme qui en est l’objet. D’autre part, il insiste plus que toute autre religion sur le péché, qu’il considère même comme l’état originel de l’homme, péché qui fait se détourner l’homme de cette révélation et lui fait nier cette transcendance en choisissant contre Dieu les réalités autres que Dieu, dévaluant ainsi Dieu parce que surévaluant les réalités terrestres et humaines. C’est pourquoi le célibat religieux, en renonçant à des réalités particulièrement vitales pour l’homme, est apparu comme un moyen privilégié de combattre le péché et d’affirmer la transcendance de Dieu et de la vie chrétienne en l’homme.Mais ici encore, et toujours dans les limites de l’orthodoxie et de la tradition, l’accent mis sur ces éléments essentiels du christianisme peut varier et a effectivement varié. Si la méfiance ou le refus des réalités terrestres et charnelles est souvent apparu comme le meilleur ou le seul moyen d’éviter le péché et d’affirmer la transcendance de Dieu, il est souvent apparu aussi que c’était mal comprendre l’action du Dieu créateur de l’homme et sauveur du pécheur que de poser une contradiction radicale entre l’homme en ce qu’il a d’humain et Dieu en ce qu’il a de divin. Pour affirmer la transcendance de Dieu ou de la grâce et pour combattre le péché, il s’agit moins alors de se méfier de l’humanité de l’homme ou de vouloir y échapper que de vouloir au contraire la transformer en la vivant non plus mal mais bien et selon le plan créateur et sauveur de Dieu. Là encore, le célibat religieux se voit nécessairement affecté d’un accent assez différent, puisqu’il s’agit au moins autant, et au nom même de Dieu, de bien vivre la condition charnelle de l’homme que d’y renoncer.Sacerdoce et laïcatDes différences aussi notables d’accent sont également perceptibles à propos d’éléments de la foi chrétienne qui commandent plus précisément le problème du célibat des prêtres, en particulier, à propos de la conception que l’on se fait du sacerdoce et de son rôle dans l’Église. Le christianisme n’est pas la seule religion à connaître l’institution du sacerdoce, mais il est la seule à la présenter comme une participation au sacerdoce d’un unique prêtre, Jésus-Christ, qui a une fois pour toutes par sa mort offert le sacrifice de louange et de réconciliation et réalisé la médiation parfaite entre Dieu et les hommes, du fait qu’étant lui-même Dieu et homme il incarne et réalise la rencontre parfaite de Dieu et de l’humanité. Il n’y a donc en christianisme qu’un unique sacerdoce: celui de Jésus-Christ. Tout autre acte sacerdotal après le sien, qu’il s’agisse du sacrifice cultuel, de la prédication, de la parole ou de la charge pastorale des fidèles, ne sera jamais qu’un prolongement et une répétition des actes de Jésus-Christ, unique prêtre.L’histoire du christianisme montre qu’une telle conception du sacerdoce se traduit par deux attitudes apparemment contradictoires qui rejaillissent directement sur le problème du célibat du prêtre. D’une part, on tend à considérer que la fonction sacerdotale est revêtue en christianisme d’une dignité tout à fait éminente, puisqu’elle vaut au prêtre de participer de façon plus étroite à la fonction et à la dignité même de Jésus-Christ; le prêtre se trouve situé ainsi à un niveau supérieur à celui des simples fidèles, plus proche de Jésus-Christ homme-Dieu; son célibat apparaîtra alors comme un signe et une conséquence de cet état exceptionnel, conviction qui peut éventuellement se trouver renforcée par un jugement plus ou moins péjoratif sur le caractère profane ou impur de la sexualité et du mariage. D’autre part, on tendra au contraire à considérer que l’unicité du sacerdoce de Jésus-Christ donne au prêtre chrétien une importance bien moindre que celle dont d’autres religions affectent le sacerdoce: il n’est point besoin d’autres intermédiaires que Jésus-Christ entre Dieu et l’humanité; la grâce a été donnée en plénitude à tous les baptisés et les habilite à offrir eux-mêmes le sacrifice de louange ainsi qu’à être eux-mêmes témoins et messagers de la parole. Chaque fidèle a donc lui-même un statut sacerdotal. Ce thème du «sacerdoce des fidèles», du «peuple sacerdotal», très traditionnel dans la Bible et aux premiers siècles de christianisme et très cher aux Églises protestantes, a été vigoureusement remis en lumière dans l’Église catholique romaine elle-même par le deuxième concile du Vatican. Le sacerdoce ministériel et hiérarchique des prêtres ne s’en trouve pas pour autant démuni de toute signification, mais celle qu’il revêt dans un tel contexte n’exige pas de la même manière que le prêtre adopte un statut de vie tout à fait différent de celui des fidèles, et la signification d’un éventuel célibat sacerdotal s’en trouve affectée.Il en va de même pour la conception que l’on se fait du culte en christianisme. Le point est d’autant plus décisif que dans la plupart des religions les prescriptions d’abstention sexuelle plus ou moins prolongée sont le plus souvent liées à la célébration du culte, tant pour les fidèles que pour les prêtres. La psychanalyse permet d’ailleurs d’entrevoir pourquoi l’activité rituelle et l’activité sexuelle ne sont pas sans aucun rapport. Le culte chrétien est commémoration et répétition du sacrifice cultuel que Jésus-Christ a offert à Dieu pour l’humanité et au nom de l’humanité en mourant sur la croix et en partageant son corps à ses fidèles dans l’eucharistie.Ici encore, l’histoire montre qu’une telle conception du culte peut engendrer deux attitudes apparemment contradictoires influant immédiatement sur le problème du célibat des prêtres. D’une part, le caractère exceptionnel d’un tel culte rend plus nécessaire encore que ses ministres et tout ce qui entoure le culte soient revêtus d’une dignité exceptionnelle, ce dont le célibat des prêtres sera un signe privilégié, surtout si le problème des relations entre activité cultuelle et activité sexuelle est pensé selon l’opposition du pur et de l’impur. D’autre part, le culte chrétien peut, au contraire, apparaître comme un culte en esprit et en vérité, un sacrifice spirituel qui, bien loin d’exiger des prescriptions ou des proscriptions légales, peut et doit être rendu par le croyant dans tout ce que sa condition d’homme l’appelle à vivre. Il n’exige donc pas de statut spécial pour ses ministres et n’est contradictoire avec aucune des réalités humaines authentiques, pas même avec l’activité sexuelle. Ce fut par exemple, comme pour le sacerdoce, une des protestations de Luther; et des historiens des origines chrétiennes ont pu prétendre avoir prouvé que la transformation de la conception du sacerdoce, que l’on observe du IIIe au Ve siècle dans l’Église parallèlement à l’établissement de la discipline obligeant les prêtres à la continence absolue, représentait un retour du christianisme à une conception préchrétienne et judaïsante ou à une conception païenne du sacerdoce.Célibat et autorité dans l’ÉgliseOn pourrait énumérer bien d’autres points où se manifesterait la liaison du problème du célibat religieux avec les éléments les plus essentiels de la foi chrétienne. Il faudrait, par exemple, considérer le problème de l’autorité reconnue ou conférée aux prêtres, aux évêques et au pape dans les différentes confessions chrétiennes. La psychanalyse permet de soupçonner que les attitudes concernant la sexualité et celles qui regardent l’autorité et son exercice ne sont pas sans rapports. L’histoire du christianisme confirme en tout cas que les deux séries de problèmes n’ont jamais été étrangères l’une à l’autre, et que les mutations, dans un sens ou dans l’autre, en ce qui concerne le célibat des prêtres, se sont le plus souvent faites dans un contexte de mutations quant à la nature de l’autorité dans l’Église et aux modalités de son exercice. De nos jours, la diversité des confessions chrétiennes en ce qui concerne l’autorité dans l’Église coïncide à peu près avec leur diversité en ce qui concerne le célibat des prêtres. Ici encore, c’est un élément fondamental de la foi chrétienne et commun à tous qui est en cause: l’autorité, qui était celle de Jésus-Christ en tant qu’envoyé de Dieu et Dieu lui-même et qu’il a confiée à son Église. Mais ici encore cette autorité unique et supérieure à toutes celles dont toute autre autorité religieuse s’est reconnue investie peut prêter à des interprétations diverses et apparemment contradictoires.Sur ce point comme sur tous les autres, il appartient aux croyants et aux Églises d’interpréter comme ils l’entendent la signification de leur foi. L’historien des cultures et des religions peut seulement constater que le problème du célibat religieux est directement lié aux éléments les plus essentiels de la foi chrétienne, et s’expliquer ainsi qu’il soit pour les croyants et les Églises d’une importance fondamentale, puisqu’il reflète directement la façon dont sont comprises les réalités les plus originales de la foi chrétienne. De même, puisqu’il met en cause des dimensions capitales de la condition humaine, il est directement lié aux éléments selon lesquels une culture ou un individu se définissent eux-mêmes et cherchent à se réaliser. À ce double titre, et bien que sous un aspect à première vue très limité, il est un phénomène culturel particulièrement significatif et restera sans doute l’objet d’un débat toujours ouvert et toujours controversé tant que les hommes continueront de se poser les questions au croisement desquelles il se situe.2. Le bouddhismeDes anciens ascètes de l’Inde au BuddhaLe célibat qui est imposé aux moines mendiants (bhik ルu ) du bouddhisme et qui est resté la règle dans la plupart de leurs sectes jusqu’à nos jours s’explique par plusieurs raisons qui apparaissent clairement dans les recueils canoniques anciens.Lorsque le Buddha commença à enseigner sa doctrine et fonda sa communauté monastique (sa face="EU Updot" 臘gha ), il existait depuis déjà longtemps dans l’Inde de nombreux groupes d’ascètes analogues. Réunis autour d’un maître qui les instruisait et les conseillait, ces hommes vivaient de façon fort austère, en observant notamment une abstinence sexuelle totale. Cette obligation était même si importante que le nom donné à leur genre de vie en général comme à l’étude de la doctrine et des rites qui la justifiaient (brahmacarya , littéralement «conduite religieuse») avait très souvent le sens restreint mais significatif de «célibat», «chasteté», «abstinence sexuelle».Pendant plusieurs années, les adolescents mâles des hautes castes devaient se soumettre à cette existence ascétique en apprenant les textes védiques et les pratiques rituelles enseignés par un maître brahmane, qu’ils servaient en retour comme de simples domestiques. D’autres hommes, souvent plus âgés et d’origine sociale plus variée, menaient par choix une vie analogue auprès d’un maître dont la doctrine était généralement assez éloignée de l’orthodoxie brahmanique et qui n’appartenait pas lui-même à la caste des brahmanes. C’est à ce dernier type de société religieuse que se rattache la communauté monastique du bouddhisme.S’il emprunta le célibat et bien d’autres règles de discipline aux autres groupes d’ascètes pour les imposer à ses propres moines, le Buddha ne le fit jamais par un simple esprit de routine ni par respect d’une tradition déjà ancienne. Comme le prouvent abondamment les énormes codes de discipline bouddhique (Vinaya -pi レaka ), les très nombreuses règles définies par ces derniers furent choisies et édictées par le Bienheureux et ses successeurs à cause de leur seul intérêt pratique. Elles ont toutes pour but reconnu de permettre aux moines de progresser le mieux possible sur la Voie de la Délivrance et, par conséquent, de maintenir la bonne entente et le calme à l’intérieur de la communauté ainsi que le bon renom de celle-ci parmi les laïcs dont les aumônes assuraient seules la subsistance matérielle des ascètes bouddhistes.En particulier, le célibat se justifiait par la nécessité pour le moine de consacrer le maximum de son activité à la pratique des méthodes de méditation et autres observances visant à obtenir le nirv ユa . Cela exigeait l’abandon de tout ce qui pouvait mettre obstacle à ces exercices, c’est-à-dire celui des devoirs et des préoccupations inhérents à la vie laïque, des obligations et des soucis familiaux, professionnels et autres. Le moine devait donc quitter son père et sa mère, ainsi que, s’il était marié, sa femme et ses enfants, tout comme il devait quitter son métier et ses compagnons de travail, sa caste et tous ses biens matériels, quels qu’ils fussent. Libéré de tout lien matériel, social et sentimental, le moine bouddhiste se trouvait dans les meilleures conditions pour cultiver le détachement le plus total, dissiper les notions illusoires de «moi» et de «mien», étudier à fond la doctrine et pratiquer les méditations.Pourtant, cette vie ascétique ne devait aucunement être une fuite égoïste des obligations familiales non plus que des autres devoirs sociaux. Elle ne devait pas avoir pour conséquence d’exposer les personnes abandonnées, parents âgés, épouse et jeunes enfants, à des conditions de vie misérables, car cela aurait été contraire à l’esprit du bouddhisme. C’est pourquoi l’ordination monastique ne pouvait être accordée à celui qui n’avait pas été autorisé à la recevoir par ses père et mère, et, s’il était marié, par sa femme.Une autre raison importante justifiait le célibat des moines bouddhistes. En les séparant de leurs épouses et de l’attrait que celles-ci exerçaient normalement sur eux, on les aidait à lutter contre l’une des formes les plus puissantes du désir, le désir sexuel. Or la doctrine bouddhique regarde le désir comme étant, avec la haine et la stupidité – ou erreur –, l’une des trois «racines du mal», c’est-à-dire de tous les vices, passions et illusions qui enchaînent l’être à la série indéfinie des vies successives, toutes soumises aux multiples formes de la douleur. Le célibat avait donc aussi pour but de supprimer les tentations de la vie conjugale.La «voie du milieu»Bien qu’une certaine misogynie, qui du reste est née dans l’esprit de quelques vieux disciples aigris plutôt que dans celui du Bienheureux lui-même, ne soit pas absente d’une petite minorité des textes canoniques, il est très clair que ce sentiment n’a guère compté parmi les raisons qui ont conduit le Buddha et les auteurs des codes monastiques à imposer le célibat aux moines et aux nonnes bouddhistes. La femme n’était pas regardée par eux comme étant essentiellement une tentatrice animée de desseins perfides envers les pauvres hommes, et les histoires de moines paillards sont beaucoup plus fréquentes dans les recueils canoniques que celles de séductrices, nonnes ou laïques.Enfin, aucun masochisme, aucun goût morbide des mortifications n’est à l’origine du célibat des ascètes bouddhistes. Dans le fameux sermon dit de Bénarès et dans bien d’autres, le Bienheureux rejette résolument aussi bien les souffrances que s’infligent divers ascètes indiens que l’hédonisme; il juge l’une et l’autre attitude vaine et dangereuse. La Voie de la Délivrance qu’il indique à ses disciples est, comme il le dit, la «voie du milieu» entre ces deux contraires; et les austérités qu’il impose à ses moines comme à lui-même n’ont d’autre source que la raison et le bon sens, dans la perspective du nirv ユa .D’ailleurs, le bouddhisme n’a jamais jugé méprisables ou impures les relations conjugales de ceux de ses fidèles qui préféraient demeurer dans l’état laïc et qui furent toujours beaucoup plus nombreux que les moines et les nonnes. Il se contentait de les mettre en garde contre certains excès bien définis, qui étaient en général des perversions. Mieux encore, depuis longtemps les moines et les nonnes de plusieurs sectes importantes nées du Mah y na et du bouddhisme tardif, au Japon et au Tibet en particulier, se marient tout régulièrement sans que nul ne mette en doute leur honorabilité. Il arrive même que leurs chefs forment de véritables dynasties en contractant des alliances matrimoniales avec des familles fort éminentes des pays où ils vivent. Ailleurs, il n’est pas rare – il est même parfois courant – qu’un moine retourne à la vie laïque après plusieurs mois ou années passés sous la toge jaune, qu’il se marie et fonde une famille, sans perdre pour autant l’estime de ses coreligionnaires, bien au contraire.
Encyclopédie Universelle. 2012.